Acte 3 de la pièce de théâtre sur la vocation des écrivains et chanteurs
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La suite sur la page 2 et l'acte 3 ici)


Acte 3


Une quinzaine d’années plus tard. Dans le même salon. Peu de changements. Emilie et Catherine assises.

Emilie : - C’étaient... Nos plus belles années, tu ne crois pas, quand on vivait à quatre ici ?... Tu ne crois pas que nos plus belles années, nous les avons vécues sur ce vieux canapé ?... Je crois que je vais le garder à vie.
Catherine : - Nous étions jeunes... Simplement !
Emilie : - On y croyait, ils y croyaient.
Catherine : - Nous étions à l’âge de l’ignorance.
Emilie : - Qu’est-ce que tu racontes ?
Catherine : - L’âge de l’ignorance, la jeunesse, 20 ans, 25 ans, et même 30, et nous pensions tout savoir, nous pensions tout pouvoir, et surtout on les croyait, les pantins, qui prétendaient nous montrer le bon chemin.
Emilie : - Ça va, toi ?
Catherine : - On ignore que rapidement l’avenir espéré devient du présent banal et le présent passe encore plus vite au passé. Et si on a tout vécu dans l’insouciance, le passé est un poids, un poids de remords et de regrets. Tu sais ça, maintenant, toi ?
Emilie : - T’intellectualises décidément trop. Il faut vivre ma vieille ! C’est l’éternel fossé entre les gens qui vivent vraiment et ceux qui pensent, qui pensent. Il faut choisir !
Catherine : - Oui, quand on croit que penser s’oppose à vivre.
Emilie : - Sois cool. T’étais plus cool avant.
Catherine : - C’est avant que ça n’allait pas, quand j’avançais comme une ânesse !
Emilie : - Oh là, là... Il s’est passé quelque chose... Tu as un amant ?
Catherine : - Ça va sûrement te surprendre, mais à force de les étudier, je commence à vraiment comprendre les philosophes.
Emilie : - Ah ! C’est ça ! Je me disais bien que tu avais changé.
Catherine : - Mon couple aura été mon plus grand échec.
Emilie : - Ne dis pas cela... Vous êtes heureux...
Catherine : - Finalement, on ne s’est jamais aimés !
Emilie : - Oh !
Catherine : - J’adorais son image, le rêve de midinette devant le chanteur. L’admiration n’est pas un sentiment honnête. Et pour lui, j’ai toujours été sa stabilité, la femme qui l’empêchait d’aller trop loin dans les conneries et en plus avec un bon salaire.
Emilie : - Tu es allée voir un psy ?
Catherine : - C’est avant qu’un psy m’aurait été utile. Mais il est trop tard, j’ai gâché par ignorance les années où une femme peut avoir un enfant.
Emilie : - Y’a des cas de mères à 60 ans.
Catherine : - Pas un premier enfant.
Emilie : - Mais on était pourtant sur la même longueur d’onde, à quatre : il serait fou de donner la vie dans un monde pareil.
Catherine : - Faut bien, à l’extérieur, prendre un masque pour ne pas pleurer, parfois... Quand chez toi tu entends toujours : l’année prochaine si je trouve un producteur... L’année prochaine si la tournée se passe bien... L’année prochaine si, si, si... Et moi, pauvre cloche... Mais au fond, je ne l’aimais pas, donc ne pas avoir d’enfant de lui ne me traumatisait pas... Et je me suis réveillée à mon âge... Tu te rends compte... Nous sommes dans la quarantaine... Je vais partir...
Emilie : - Partir !
Catherine : - Oui, le quitter.
Emilie : - Pourquoi tu dis des bêtises ? Tu as rencontré un mec mieux ?
Catherine : - Partir. Simplement partir. Oser le mot fin. Fin. F.I.N. Et après, tout redeviendra possible. On rencontre parfois son âme soeur à notre âge. C’est pas certain que ce sera mon cas mais qu’au moins je ne perde plus mon temps. Le pire serait de continuer en pensant que de toute manière l’essentiel est perdu, en pensant que l’harmonie, ce n’est pas pour moi. Tu comprends ?
Emilie : - Ça va lui faire un sacré coup !... Et tu crois que c’est bien le moment ? Ils ont mis tellement d’années pour se décider avant d’écrire un album ensemble, nos hommes, ça va foutre en l’air l’enregistrement...
Catherine, se lève en colère : - Mais je m’en fous ! Tu n’as rien compris, il s’agit de ma vie ! Vingt années de ma vie sont passées à la trappe, et il faudrait encore que je lui accorde quelques mois pour finir l’enregistrement d’un album que de toute manière je n’écouterai jamais ! Vingt années ! Quatorze plus six !
Emilie : - Je voulais dire... Tu as vraiment bien réfléchi ?
Catherine : - Je ne me souviens même plus de la première fois où nous nous sommes exclamées « je ne tiendrai plus longtemps. »
Emilie : - C’était pour rire. Pour dire de parler.
Catherine : - Eh bien pas moi. J’ai été vingt ans à croire aux balivernes artistiques ! A me forcer d’y croire. Mais ouvre les yeux, toi aussi ! L’art, ça n’a rien à voir avec tout ça ! Ce qu’ils souhaitent c’est le succès !
Emilie : - C’est normal, si tu n’as pas de succès, ça ne sert à rien d’écrire ou chanter !
Catherine : - Et tu vas encore rester là vingt ans, toi, à espérer qu’un éditeur remarque ton homme, qu’une magouille lui permette d’obtenir le prix Goncourt ?
Emilie : - Mais qu’est-ce que tu as ?... On ne parlait pas de moi !
Catherine : - Comme tu ne comprends rien à ce que je te raconte quand je te parle de moi, tu comprendras peut-être mieux si je transpose à ton cas ! Nous sommes tombées dans le même piège !
Emilie : - Mais arrête, tu veux foutre mon couple en l’air ? Moi je le soutiens mon homme, et je le soutiendrai toujours ! Je ne change pas, moi ! C’est pas de sa faute si l’époque est complètement pourrie, si aucun des éditeurs n’a tenu ses promesses, si les éditeurs préfèrent publier les confidences des stars plutôt que de s’intéresser aux véritables talents. C’est pas de sa faute si les metteurs en scène ne tiennent pas leurs promesses, préfèrent monter Molière alors que sa pièce est géniale. Moi je crois en son talent, c’est dit !
Catherine : - Et tu y crois encore, au véritable chanteur, au véritable écrivain ? Ils n’ont pensé durant vingt ans qu’à une chose : trouver un producteur et trouver un éditeur ! C’est ce qu’attendent les producteurs, c’est ce qu’attendent les éditeurs, tu l’as entendue combien de fois cette phrase !
Emilie : - Tu ne me feras pas douter. Tu veux en venir où ?
Catherine : - Ils se sont fait avoir ! Ils ont cru les promesses des industriels qui vivent sur le dos de l’art et nous, pauvres cloches, petites fans aveuglées par les paillettes, nous avons tout gobé, nous y avons cru à leurs promesses d’artistes « différents ». Ils doivent être des milliers comme eux, à envoyer leurs manuscrits, leurs maquettes, et à se répéter « ça correspond exactement à ce qu’ils attendent. »
Emilie : - Mais l’époque est comme ça !
Catherine : - Mais non ! Les seuls créateurs qui resteront, ce seront ceux qui n’auront pas écouté les pantins et auront avancé, auront créé une oeuvre.
Emilie : - Quand je vois qui a eu le prix Goncourt, ça me dégoûte !
Catherine : - Mais le prix Goncourt, les victoires de la musique, ça n’a rien à voir avec l’art, c’est simplement de l’agitation d’industriels, un moyen de vendre quelques produits, en persuadant le consommateur qu’il doit absolument acheter, parce que c’est gé-ni-al !
Emilie : - Tu veux me démoraliser ?
Catherine : - Juste t’ouvrir les yeux !
Emilie : - De toute manière tu fais fausse route, même si tu avais raison avec ton homme, tu le connais mieux que moi, tu ne peux pas comparer un chanteur et un écrivain. Un écrivain, à cinquante ans, c’est encore un jeune auteur. Moi j’y crois... Regarde Julien Green, à plus de 90 ans, il a écrit ses plus beaux livres...
Catherine : - Mais il était dans une démarche d’écrivain, de créateur ! Et puis tant pis ! Je suis venue te dire adieu !
Emilie : - Adieu ! Dis-moi pas que tu vas faire une connerie !
Catherine : - Ce matin j’ai vendu ma voiture.
Emilie : - Oh !
Catherine : - Je me suis aussi entendue avec mon patron, on s’est séparés sans bruits ni heurts, il a très bien compris, lui.
Emilie : - Oh !
Catherine : - Le reste je le laisse dans l’appart, il en fera ce qu’il voudra.
Emilie : - Non !
Catherine : - Je vais prendre un billet de train, et ce soir j’arriverai dans une ville où je n’ai jamais mis les pieds. Je suis enfin libre !
Emilie : - Tu ne peux pas partir comme ça !
Catherine : - Peut-être n’y resterai-je pas, peut-être irai-je ailleurs. Enfin libre, tu comprends ?
Emilie : - Mais le travail, tu vas vivre comment sans travailler ?
Catherine : - Tu le sais bien : je peux vivre facilement un an sans travailler ; et dans une autre ville, je retrouverai toujours du boulot. Il sera peut-être moins bien payé mais ça n’a aucune importance. L’important, c’est de ne plus se laisser dévorer.
Emilie : - Tu as vraiment changé, je ne te reconnais plus.
Catherine : - Il est peut-être trop tard pour certaines choses mais pas pour toutes. Ce serait pire de continuer. De laisser la vie nous engloutir, tout ça parce qu’à 20 ans nous avons laissé le vent nous emporter.
Emilie : - Si je comprends bien tu me charges d’annoncer la nouvelle.
Catherine : - Je lui ai laissé une lettre.
Emilie : - Mais il va disjoncter ! Tu aurais au moins pu lui avouer droit dans les yeux. Après tout ce que vous avez vécu !
Catherine : - Nous n’avons rien vécu ! Nous avons fermé les yeux pour nous laisser vivre.
Emilie : - Tu joues encore sur les mots.
Catherine : - J’étais venue pour te parler de toi... T’ouvrir les yeux !
Emilie : - Mais tu es folle !
Catherine : - Je suis certaine que ton patron ne posera aucun problème pour rompre ton contrat. Et toi aussi, tu as des économies. C’est notre seul secret, finalement, ces petites économies. Il est venu le temps de s’en servir !
Emilie : - Mais tu es folle ! Je m’en fous des économies ! Je comprends maintenant : tu avais préparé ton coup ! Tu nous abandonnes parce que tu ne crois plus en nous.
Catherine : - Ne te cache pas la réalité, nous avons échoué. Vingt années vides.
Emilie : - L’argent ! L’argent ! C’est ça ! D’ailleurs, s’ils ne trouvent pas de producteur pour leur album, je le dépenserai. Ça leur fera une super surprise. Moi je souhaite vraiment que leur album existe.
Catherine, se lève : - Alors adieu.

Catherine sort sans se retourner. Elle croise l’écrivain juste à la porte. Il arrive tout sourire.

Ecrivain : - Bonjour Catherine (il la regarde sortir).

Emilie : - Elle est partie !
Ecrivain : - Qu’est-ce qu’il lui prend aujourd’hui, on dirait qu’elle ne m’a pas vu !
Emilie : - Comme toujours elle ne voit qu’elle.
Ecrivain : - Raconte !
Emilie : - Finalement, tu as toujours eu raison, on ne peut pas compter sur elle !... Elle quitte son homme !
Ecrivain : - C’est pas vrai !
Emilie : - Sur le moment ça va lui faire un choc... Mais ça tombe bien finalement... Séverine a enfin viré son chômeur ! C’était la semaine ! Il suffit d’organiser une petite fête samedi et tout rentrera dans l’ordre. Et bien fait pour elle, elle ne sera pas là pour notre triomphe.
Ecrivain : - Attends, j’ai bien compris, elle le quitte pour de vrai ? C’est pas encore une de ses comédies ?
Emilie : - Maintenant elle philosophe ! Tu as raison, sa vie n’est qu’une comédie. Mais on tourne la page. Et tu vas voir, c’est elle qui nous portait la poisse.



Rideau - Fin


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